Cette photo est extraite de Mothers of Life (Elämän äidit), un documentaire exceptionnel de Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskallio (Finlande 2002, 74 min). Filmographie
Anastasia Lapsui est Nénètse. Un peuple ‘sanguinaire’, ‘belliqueux’, ‘vivant dans des pays de demi nuit’ selon les anciennes chroniques russes médiévales. Des hommes qui glissent dans les berceaux une pierre ovale afin que leurs nouveaux-nés ne brisent pas le dos de la terre, qui demandent pardon à l'arbre dont ils arrachent une branche pour allumer leur foyer et qui font des offrandes à la terre qui les porte afin de nourrir l'esprit invisible des lieux. Née en 1944 dans une toundra du nord-ouest sibérien où nomadisaient ses parents renniculteurs, Anastasia a grandi entre deux mondes : russe et autochtone. Scolarisée à l'époque soviétique dans une lointaine école-internat à l'instar de plusieurs générations autochtones, elle n'a jamais oublié la violence de cette expérience qui lui a fait perdre momentanément la vue et qu'elle raconte ci-après. Aujourd'hui cinéaste en Finlande, Anastasia ne veut pas juger. Simplement, elle en rêve encore, comme tant d'autres femmes de la toundra.
Dominique Samson Normand de Chambourg
Voir de ses propres yeux
Des cheveux coupés. De jeunes cheveux d'un châtain très sombre tombent à terre.
Épais, longs, ils se déversent en un flot ininterrompu. Je les admire, les lance en l'air. Légers. Soyeux. Ils ne cessent de tomber, comme la neige une nuit de nouvel an, à l'infini. D'où proviennent autant de cheveux ?
J'ai tourné la tête, je veux regarder la source de ce torrent interminable. J'ai légèrement bougé, et cela m'a réveillé. Je n'en ai pas envie : que s'éternise cet instant magique. Ce sont mes cheveux. Pourquoi me les coupe-t-on? Pourquoi? La mémoire m'a soufflé que ce songe a surgi de mon enfance.
J'ai été emmenée à l'école-internat. Je ne comprends pas le russe. C'est la première fois que je suis dans une maison de bois, j'y étouffe. Des enfants courent, leur bruit résonne dans les murs; j'ai le sentiment que ces murs vont bientôt s'effondrer sous ce vacarme. Des petits de mon âge sont à côté de moi. Toutes les fillettes portent la même robe, les garçons sont vêtus comme des jumeaux. Nous faisons la queue pour être tondus. Afin que nous n'ayons pas de poux, nos petites têtes doivent être vierges de tout cheveu. La file d'attente s'amenuise toujours plus. Je ne reconnais pas ceux qui ont été rasés avant moi, qui est un garçon, qui est une fille. Je ne peux le deviner qu'à la tenue. Tous sont devenus chauves. Ils palpent leur crâne, certains dans un sourire, d'autres frappés de stupeur.
J'ai très peur de rester sans cheveux. Que dirai-je à maman? Elle ne me reconnaîtra pas parmi toutes ces têtes chauves. Elle aimait faire mes longues tresses, mon chant sur ses lèvres :
Ma fille aux longues tresses,
L'aînée de deux petits.
Ma fille aux longues tresses,
Aux épais cheveux
De la couleur sombre du cuivre.
Tandis que je me remémorais le chant qui me berçait, mon tour est arrivé.
Une éducatrice m'a assise sur une chaise. Celle-ci est si haute que mes jambes pendent dans le vide, à mi-hauteur des pieds de la chaise. Les bottes de feutre que l'on m'a données, trop grandes pour moi, glissent de mes pieds, bien qu'avec mes genoux je serre de toutes mes forces les grandes bottes l'une contre l'autre. Mes bottes s'échappent. Mes jambes sont trop courtes.
Je me suis couvert la tête de mes mains. L'éducatrice a brutalement retourné mes paumes, les a posées sur mes genoux. Les ciseaux émoussés ne peuvent venir à bout de mes nattes bien tressées, ils se heurtent dans un grincement à mes cheveux. Ensuite, toute ma vie, ce bruit me hanterait.
Sur le sol gisent mes deux tresses, jetées négligemment. J'ai glissé depuis la haute chaise. Je veux ramasser ces tresses inanimées. Mais d'un coup de pied, l'éducatrice les a envoyés dans un coin.
Le froid de la lame des ciseaux pénètre mon cœur, me transperce jusqu'aux talons.
J'ai commencé à avoir froid. Je ne suis qu'un tremblement. J'ai encore de nombreux cheveux. La tête me tourne, je suis prête à m'évanouir, des sueurs froides sur mon visage; à présent, je ne pense plus à mes pauvres cheveux, j'attends seulement d'être rasée au plus vite.
Enfin, l'éducatrice me fait descendre de ma chaise. Est-ce la faute des bottes trop grandes ou de mon affaiblissement, mais j'ai trébuché, et des larmes ont jailli de mes yeux, comme un ru. On n'a pas le droit de pleurer dans un internat, mais que puis-je faire si mon cœur pleure, si je n'ai pas la force de réprimer mes sanglots. Il faut pleurer sans bruit. Personne ne me prendra dans ses bras. Il y seulement des rires, et puis mon crâne nu que l'on caresse.
– Pourquoi pleures-tu, petite sotte ? Il t'en poussera d'autres cheveux. Regarde nous!
Tu n'auras pas de poux.
Des filles ou des garçons virevoltent la tête rasée. Je ne peux reconnaître personne. Je ne vois pas de visages, seulement des têtes chauves.
Je me suis approchée d'une glace, une femme aux cheveux gris m'y regardait. D'où venait-elle? Qui était-elle? Je tente de scruter, de découvrir les traces de cheveux cuivrés chez cette vieille femme. Mais rien. Où et qui es-tu, fillette aux cheveux de cuivre?
J'ai saisi les ciseaux de tailleur, j'ai coupé la franche hideuse, laissée au milieu du front, qui me rendait ridicule.
– Qu'as-tu fait? me demandent les miens.
– Je veux être à la mode.
Ceux qui n'ont jamais été rasés de force ne me comprendraient pas.
Anastasia Lapsui
Traduit du russe par Dominique Samson Normand de Chambourg
© Sigila, 2006
© Anastasia Lapsui, Dominique Samson Normand de Chambourg
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