mardi 8 février 2011

La maison du milieu














A propos de Ti Kreiz, P.O.L., 2010

Claude Lucas, l'irréductible
par Rapahël Sorin

Ce fut d’abord un regard, pénétrant, d’une insondable tristesse. Je le découvris sur la couverture du livre de Claude Lucas, Suerte, publié dans la collection Terre Humaine, chez Plon, en 1995. Cet inconnu rejoignait Claude Lévi-Strauss, Robert Jaulin, James Agee, Jean Duvignaud, tous repérés par Jean Malaurie. Des ethnologues, des bourlingueurs, des aventuriers, des écrivains. Suerte et son sous-titre, écrits en lettres rouges, cela claquait comme un défi: L’exclusion volontaire.

Une citation d’Emmanuel Levinas, placée en exergue, mettait aussitôt la barre très haut, du côté de «la nudité humaine…qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son être». Il suffisait de commencer à le lire pour ne plus lâcher ce livre extraordinaire, entre roman et témoignage, et se persuader qu’on s’en souviendrait toujours. Il écrasait la littérature de la plupart des malchanceux, complaisants et hâtifs, sauf exceptions (comme le poignant récit d’Alain Dubrieu, Le Désert de l’iguane, repris dans « La Noire » par Gallimard).

Lucas avait commis un hold-up avec prise d’otages en 1987. Arrêté en Espagne, il fut condamné à huit années de prison pour « port d’armes ». Il en passa six dans des prisons espagnoles très dures. Extradé en France en 1994, après deux ans de préventive, il sera condamné à douze ans de réclusion. Ses six années de prison en Espagne ne furent pas prises en compte. Un comité de soutien, alors qu’il était enfermé dans la maison d’arrêt de Caen, adressa une lettre au président de la République en sollicitant sa grâce. L’appel était signé par des éditeurs, des libraires, des prêtres, des artistes, des bibliothécaires et des écrivains. Jacques Lanzmann, Alphonse Boudard, Paul Ricoeur, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, et beaucoup d’autres, reconnurent la parole d’un homme nouveau. Sur Suerte, il avait tout rejoué, sa vie, sa peau.

UN SILENCE DE MORT

Lucas publia deux courts romans chez Flammarion, en 1998, Chemin des fleurs suivi de Désert. La ville de Caen, afin de lui décerner son grand prix, l’avait sorti de sa cellule pour une journée! Il fut enfin libéré et alla vivre à Ouessant avec Hélène, son épouse. Dès l’ouverture de Suerte, il annonçait quel territoire, après tant d’années de privation de liberté, il avait l’intention d’habiter, «un univers parallèle si semblable à l’autre».

Et c’est exactement ce qu’il a fait pendant sept ou huit ans pour produire un roman qui est un vrai livre d’évasion, tout à fait déroutant, dès son titre breton, Ti kreiz. Son éditeur, POL, s’imaginant peut-être (comme moi-même, et je reconnais ma coupable naïveté) que la réputation de Suerte suffirait à réveiller les critiques, a joué le dépouillement absolu: pas de quatrième de couverture tapageuse, aucune biographie de l’auteur. On assiste à l’apparition d’un livre unique en son genre dont la réception est égale à zéro (seul Bertrand Leclair sauve l’honneur dans Politis —semaine du 13 au 19 mai— en s’indignant du silence de mort qui dure depuis début février et accompagne son enterrement).

Comme Bouvard et Pécuchet, Sancho et Don Quichotte, Don Juan et Sganarelle, le couple que forment Simon Balard, écrivain obscur, et Andros Laimb, auteur de polars et de romans de gare, les deux protagonistes de Ti kreiz mettent en branle une machine romanesque où se résume comiquement l’humaine condition. Le roman s’invente à mesure, mime la vie sans se confondre avec elle. Il aurait plu à Perec et à Queneau, deux écrivains avares d’illusions.Tout y semble gratuit et nécessaire, drôle et tragique.

Chacun des deux guignols prend alternativement la parole. Il s’agit de jouer avec elle. Une femme s’en mêle, qui complique tout. En passant, il y a de belles pages qui ressemblent à Ouessant, sa houle puissante, son brouillard épais. Parfois on dirait une intrigue policière, un diablogue. Je pense que Nabokov, lui aussi, aurait trouvé que le jeu en vaut plus d’une chandelle. Alors, il serait temps de relire Suerte et de se perdre dans Ti kreiz.
21 mai 2010 

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