samedi 25 avril 2009

Braqueur de mots














Révélé en 1996 par Suerte, roman écrit dans les prisons espagnoles, Claude Lucas publie sa correspondance avec celle qui est devenue sa femme, Hélène.
D’emblée, Claude Lucas livre, dans l’avant-propos, le sentiment qui l’étreint à l’heure de publier ce livre, recueil des lettres qu’il adressa à celle qui n’était pas encore sa femme, Hélène, entre 1989 et 1994 depuis les prisons d’Espagne où il était incarcéré : de la gêne. Confession annonçant à son insu ce qui sourd de chacune des lignes à suivre : l’humilité, l’attention et la pudeur.
Humilité déjà il y avait dans Suerte, l’exclusion volontaire, paru dans la prestigieuse collection « Terre humaine » de Jean Malaurie en 1996, et préfacé par Emmanuel Levinas, auquel la correspondance publiée aujourd’hui offre un éclairage, la genèse du livre s’y déployant lettre après lettre. Dans ce roman largement autobiographique il racontait la jeunesse malouine de son double Christian Lhorme, le suicide de ses parents lorsqu’il avait 18 mois, son éducation chez les Pères, puis les débuts de la délinquance et la prison. Son livre n’avait rien du récit sociologique, et il ne s’y faisait porte-drapeau d’aucune chapelle sinon de la sienne. « Je suis mon propre piège », commente-t-il dans Amor mío. La société n’endosse pas ses fautes. « Ce monde est sans pitié, par bêtise, ignorance, préjugé, cuistrerie et manque d’imagination, voilà mon verdict. Mais plutôt que de m’en indigner et de dénoncer des responsabilités particulières, j’ai préféré subsumer les causes du scandale dans la catégorie métaphysique de l’absurde ».
Philosophe de formation (mais cela n’est certainement pas réductible à ceci), Claude Lucas y interrogeait le sens de la vie et l’aspiration de l’homme à la liberté contre la fatalité, moins Genet que Lacenaire, plus Camus et Boudard mêlés que de Knobelspiess. Un roman, donc, quand d’autres auraient trouvé dans d’aussi lourds bagages matière à épanchement dans des mémoires. Humilité mais finesse, surtout, dans ce choix du genre et son supplément de liberté qui lui épargnent le prêche et l’apitoiement. C’est qu’il sait sublimer, Claude Lucas ! Une disposition naturelle autant qu’un projet, qu’il est très déterminé à mener à bien. « Un roman est un travail artistique, c’est-à-dire qu’il s’agit toujours d’une reprise technique de la réalité en vue de produire un effet esthétique. La réalité, la vérité s’en trouvent donc toujours altérées, mais l’effet esthétique recherché par ce moyen de l’art compense cela, si l’artiste (l’écrivain, le peintre, le cinéaste) maîtrise sa technique » (lettre du 1er juillet 1991).
Amor mío est né de cet enfermement proche de la clôture, de son ascèse forcée et du recul introspectif. « Être membre d’un gang me divertissait surtout de braquer solitairement le regard sur moi », écrivait-il dans Suerte. La prison lui offre paradoxalement un espace, étroit mais réel. Et l’écriture (il avait publié en 1992 un premier roman, et publiera en 1998 Chemin des fleurs, deux nouvelles où il interrogeait le rôle de l’écriture et la route vers un possible lecteur) est une résistance en soi, contre le naufrage et l’exclusion à laquelle il se voua volontairement.
Il sera beaucoup question de murs dans ce nouveau livre, métaphoriques ou réels. Pour les franchir Claude Lucas ouvre ses propres voies. « Je m’engage toutes portes closes, je me mets au pied du mur. Pour moi, il n’y a pas de portes de sortie, il n’y a que des portes d’entrée. »
Hélène et Claude se sont rencontrés par correspondance en 1989 (sur ce point, peu de détails, puisque les lettres sont livrées telles qu’écrites à l’époque, sans ajouts biographiques, factuels ou conjoncturels, avec le mérite du naturel puisque, en Espagne, les correspondances ne sont ni relues ni censurées). Dans leur échange figurent donc autant le quotidien de la prison que les émotions qui le gagnent. L’attente d’une lettre de son aimée devient le graal d’une journée ou d’une semaine. L’espoir de la voir un jour prochain est un rempart contre la tentation de la cavale.
Mais ce qui frappe avant tout, hors la sincérité et l’élégance, c’est l’inclination extraordinairement positive de son auteur. Même lorsqu’il cède à la torpeur ou à la lassitude, il trouve la force de rassurer Hélène, maniant l’humour, conjurant les doutes et « la distance géographique qui confine parfois à de l’irréalité », dissipant les malentendus qui se dessinent parfois, nourrissant des rêves simples de maisonnée paisible en Bretagne, remettant humblement entre ses mains sa joie quotidienne.
« C’est toi ma liberté, Hélène. Tu vas, tu viens, me quittes, me reviens, tu fais ce que tu veux, tu peux même m’abandonner si tu en as marre, tu es libre, libre, et je suis heureux que la liberté ait ton visage, ton corps adorable, ta douceur, bref, qu’elle soit un peu amoureuse de moi – la liberté ! » Les « je t’aime » égrenés au fil de ces lettres sont innombrables sans que leur valeur en soit affadie. Claude Lucas, dessinant les contours d’un « amour in vitro », fait voler les vitres de tous les parloirs.
Qu’est-ce que la littérature sinon l’accession du plus trivial à l’universel ? Avec ce livre intime par essence, Claude Lucas confirme sa vraie vocation : braqueur de mots. Les siens forcent les verrous, et ce que d’aucuns renverraient à la mièvrerie du sentiment amoureux se fait poésie. « Ce petit tas de secrets (…), c’est notre lest, notre plomb : la part immergée de notre identité », avançait-il en introduction. Et la densité est en effet partout dans ce livre, derrière et au bout de la plume, d’où se dévoile un vrai personnage. Claude Lucas, qui coule aujourd’hui des jours paisibles sur l’île d’Ouessant auprès d’Hélène, a assurément trouvé le Chemin des fleurs.
Sabine Audrerie (La Croix)

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