mardi 27 février 2007

Vaguement seul à Ouessant

J’habite une île. Ou cette île m’habite-t-elle ? Il m’est arrivé de rester un an sans mettre pied à terre – à terre, c’est-à-dire sur le continent. Est-ce de la continence? Ou de la paresse? Vis-je sous l’hypnose du ressac, du vaste ciel, du gémissement du vent, du silence et de la quiétude de jours lisses comme des galets, tous semblables et tous différents, similitude déclinée dans le camaïeu du temps qui passe ?...
Le temps ici est circulaire. J’ai vécu une autre circularité, temporelle et spatiale : l’enfermement carcéral. Mais à ce temps-là comme à cet espace, l’horizon manquait. L’un et l’autre butaient sur eux-mêmes, leur circularité était pétrifiée. Ce n’est pas le cas ici. En se portant alentour, le regard et l’esprit se dilatent. Et se diluent aussi, comme s’ils se perdaient en une sorte d’indéfinissable rêverie, d’inconsciente méditation : sur son rocher, l’îlien vogue et divague.
L’île, dit-on, est un univers clos. Comme la membrane d’un poumon, pourtant, sa clôture se contracte et se dilate. Selon que le ciel est bas, que la brume occulte l’échappée belle, ou qu’au contraire, par nuit claire de pleine lune ou d’été, l’océan du ciel déverse sur elle l’infini du cosmos, au rythme pérenne des marées aussi, l’île, caméléon vivant, tantôt couleur de terre, tantôt couleur de mer, un jour grise, un jour verte, respire et mue.
De quelle intérieure circumnavigation fait-on son existence en ses limites, quand on y vit ?
Je ne suis pas îlien. Je connais peu ou mal l’îlien dont la vie privée se confond avec l’île, son histoire et ses histoires : île privée elle-même, bien qu’ouverte à tous les vents, à tous les voyageurs, telle est Ouessant. Y vivre quand on n’est pas de la famille, c’est pratiquer le petit cabotage de l’un à l’autre, tirer des bords du bar au Spar, du bourg à son village, serrer une main, biser une joue, un mot par ci, un mot par là comme on mouillerait un casier : provende quotidienne au fil des jours qui peu à peu fait commerce, peu à peu vous intègre à la frange, vous initie aux codes, vous familiarise et vous rend vous-même familier.
Mais que diable y fabriquez-vous ? s’enquiert, éberlué, le touriste ordinaire. Vous avez sûrement une occupation ?
Certes. L’occupation du non-îlien résident (devrait-on dire l’intranger ?) consiste en le souci d’être là comme en un chez soi surgi d’ailleurs... Il me vient parfois à l’esprit, après ce coup d’œil que, passé la soixantaine, on jette machinalement par-dessus l’épaule, que je ne suis pas venu à Ouessant, mais que Ouessant est venu à moi, comme cela, par mystère ou par miracle, aventure ou distraction, tant il apparaît chaque jour improbable de vivre sur une île, et sur cette île-là. On ne s’y occupe pas, on ne s’en occupe guère non plus ; on l’occupe comme on occupe un rêve ; on habite le tonique et hypnotique absurde d’être là, au beau milieu de la mer, au beau milieu du temps, vaguement seul, vaguement parmi les autres, heureux sans savoir pourquoi - mais les goélands savent, et c’est bien suffisant...

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